ALLÉGORIQUE (EXÉGÈSE)

ALLÉGORIQUE (EXÉGÈSE)
ALLÉGORIQUE (EXÉGÈSE)

L’exégèse allégorique consiste essentiellement à découvrir sous le sens obvie d’un texte une signification cachée, restée jusqu’alors inaperçue. Cette expérience peut être vécue et interprétée de bien des manières: comme une illumination divine, comme le fruit d’une investigation méthodique, comme la ruse instinctive de novateurs qui doivent s’accommoder de textes sacrés immuables. Sous des formes très diverses, l’exégèse allégorique, appliquée à Homère, à Virgile et surtout à la Bible, a joué un rôle essentiel dans la formation de la culture européenne.

L’explication d’Homère et de Virgile

S’appuyant sur l’étymologie, les grammairiens de l’Antiquité définissaient l’allégorie comme une figure de style consistant à énoncer une chose pour en faire entendre une autre. Selon Charisius (IVe s. apr. J.-C.), Virgile s’exprime allégoriquement lorsqu’il écrit: «Il est grand temps de libérer du harnais les cous fumants de nos chevaux», pour signifier que le moment est venu pour lui d’achever son poème. Ainsi comprise, l’allégorie est proche de la métaphore; elle s’en distingue pourtant en ce qu’elle concerne un énoncé complet, tandis que la métaphore n’intéresse qu’un seul terme, comme dans la phrase: «ce tigre n’a eu nulle pitié», où le mot «tigre» remplace le nom d’un être humain qui, de fait, s’est montré impitoyable. Parfois, l’allégorie ne se réduit pas à une seule phrase, mais s’étend à l’ensemble du texte. La prudence, la décence, la crainte religieuse, ou simplement le souci de piquer la curiosité et de soutenir l’attention peuvent expliquer, selon les cas, le choix de ce mode oblique d’expression.

Bien souvent, le texte allégorique est suffisamment transparent, au moins pour ceux dont l’auteur veut être entendu. Mais il arrive qu’il soit trop chargé d’allusions pour rester longtemps intelligible. Les scholiastes s’attachent alors à l’éclaircir. Un cas voisin est celui du rêve: certains manuels, comme les Onirocritica d’Artémidore (IIe s. apr. J.-C.), donnent une liste de correspondances entre les événements vécus par le rêveur et ceux qu’ils sont supposés annoncer. Mais l’exégèse allégorique – appelée encore allégorèse – n’apparaît comme discipline autonome et dotée de méthodes propres que pour s’appliquer à un objet bien différent: des textes dont on pressent progressivement qu’au-delà de leur sens obvie, longtemps considéré comme unique, ils doivent recéler un sens plus profond dont le premier n’est que l’allégorie.

En Occident, les poèmes homériques sont l’exemple privilégié d’une telle évolution. Leur place éminente dans l’éducation et la culture des Grecs semblait faire obstacle au progrès des idées nouvelles sur l’homme et sur Dieu, propagées par les philosophes. Les dieux d’Homère, capricieux, luxurieux, vindicatifs, guerroyant les uns contre les autres, sont jugés scandaleux par Platon. L’Iliade et l’Odyssée seront donc bannies de la République dont le philosophe trace l’image idéale. Dans la réalité, une telle proscription n’était guère envisageable; d’autres penseurs – pythagoriciens, stoïciens, néo-platoniciens – adoptèrent une solution plus conciliante: l’exégèse allégorique. Tout ce qui, avec l’évolution des idées, était devenu choquant ou absurde, dans les poèmes homériques, fut considéré comme recélant un sens caché, soit cosmologique, soit moral. La guerre des dieux devint la lutte des éléments; l’union de Jupiter et de Junon, la fécondation de la terre par le ciel; Ulysse aux mille ruses, le symbole de l’âme exilée, en quête de sa patrie céleste. Cette exégèse descendait aux détails et obéissait à des règles minutieuses. Ses résultats sont rassemblés dans des recueils spécialisés tels que les Quaestiones Homericae d’Héraclite (Ier s. apr. J.-C.). Dans le monde latin, les œuvres de Virgile furent soumises à un traitement analogue. Fulgentius Planciades (Ve s.) découvrit dans l’Énéide les étapes successives de la vie de l’âme.

L’exégèse allégorique de la Bible

Or, au moment où Virgile écrivait, l’exégèse allégorique commençait à être appliquée à des textes fort éloignés de la tradition gréco-romaine: les livres bibliques. Bientôt, l’œuvre de Philon d’Alexandrie (env. 20 av. J.-C. - env. 50 apr. J.-C.) donnait l’exemple éclatant d’une telle entreprise. Mais ce nouveau champ d’exploration allait imprimer à l’allégorèse une direction nouvelle. Si l’on excepte un certain nombre d’interpolations, l’Iliade et l’Odyssée sont à peu près contemporaines: quelques décennies au plus les séparent. La Bible, au contraire, réunit un ensemble de textes dont la composition s’étend sur une longue durée: environ quatre siècles pour le seul Pentateuque, et sept siècles pour l’ensemble de la Bible hébraïque. Il en résulte que les textes les plus récents de cette suite renferment une réinterprétation des plus anciens et font découvrir en ceux-ci des significations jusqu’alors inaperçues. Le phénomène est bien plus marqué si l’on sort des limites de la Bible hébraïque et si l’on se place dans la perspective du Nouveau Testament. Dans un récit célèbre de l’Évangile selon saint Luc, on voit Jésus expliquer à deux disciples, qui ne l’ont pas reconnu et ne le savent pas ressuscité, tout ce qui le concerne dans les livres de Moïse et dans les Prophètes. On trouve dans les quatre Évangiles et dans les épîtres de saint Paul de nombreux exemples d’une telle réinterprétation.

L’exégèse allégorique était donc déjà inhérente à la Bible, surtout à la Bible chrétienne s’étendant de la Genèse à l’Apocalypse. Elle y prenait, il est vrai, une forme essentiellement diachronique: elle éclairait le passé par le présent, faisant découvrir dans les événements de jadis, outre leur sens propre , une signification longtemps inaperçue, orientée vers l’avenir, prospective. Mais bien des passages des Écritures résistaient à cette transfiguration et se réduisaient à leur sens obvie, qui paraissait souvent cru ou indigent. Or, la Bible étant la parole de Dieu, rien de choquant, rien même d’insignifiant ne devait s’y rencontrer. On allait donc recourir à la méthode qui s’était formée et affinée dans l’explication d’Homère.

C’est avec Origène que l’on trouve, pour la première fois, le souci d’organiser un système cohérent d’exégèse allégorique appliquée à l’Écriture. Avec des nuances et des exceptions, cette méthode d’interprétation va devenir le bien commun de l’exégèse des Pères de l’Église. À leurs yeux, puisque la Bible est la parole de Dieu, tout en elle devait avoir un sens – et un sens digne de son auteur. Réciproquement, tout ce qui avait un sens, toute connaissance utile à l’homme devait être contenu dans la Bible. Il s’ensuivait deux corollaires. En premier lieu, l’Écriture comprenait deux niveaux de signification: le «sens littéral» et le «sens spirituel». Dans les cas d’absurdité ou d’inconvenance, le sens littéral n’avait pas de consistance propre et n’était qu’une pure allégorie; ailleurs, et le plus souvent, le sens littéral avait sa vérité autonome, mais, en outre , il était l’allégorie d’un sens plus profond. Ainsi Abraham avait réellement eu deux femmes, qui lui avaient donné deux fils. C’étaient là des faits historiques que ni saint Paul ni les Pères ne mettaient en doute, mais c’étaient, en outre, les allégories de réalités infiniment plus importantes: les relations de l’ancienne et de la nouvelle alliance. En second lieu, tout ce qu’il y avait de vrai et d’utile dans les enseignements des philosophes – sur Dieu, sur l’univers, sur le bien et le mal – devait se retrouver dans la Bible plus complètement et plus parfaitement. Ce ne pouvait être, pour une grande part, que sous le voile de l’allégorie.

On a souligné le caractère composite d’une telle exégèse. Tantôt le contenu de l’allégorie est intemporel et abstrait – il a trait à la nature divine, à l’ordre du monde, à la morale –, tantôt il est historique: ce sont les événements de la vie du Christ et de l’histoire de l’Église. Certains exégètes modernes donnent à cette opposition un caractère radical: les allégories intemporelles que les Pères ont découvertes dans de nombreux passages de la Bible leur paraissent une regrettable intrusion de la philosophie grecque. À cette allégorie , ils opposent la typologie , c’est-à-dire l’exégèse qui voit, sous les événements et les personnages de l’Ancien Testament, des préfigures, des types du Nouveau. Sans insister ici sur les questions de vocabulaire – cette restriction du mot allégorie est contraire à tout l’usage ancien et, au lieu de typologie, les Pères parlent de sens mystique –, soulignons simplement que cette distinction, utile si l’on s’en sert seulement pour mettre en lumière deux composantes de l’exégèse patristique, devient excessive si on la transforme en opposition. Tout d’abord, ces deux types d’interprétation s’entremêlent étroitement dans la pratique exégétique de l’Église des premiers siècles. Ensuite, l’opposition tranchée entre l’intemporel et l’historique est étrangère à la pensée patristique: l’histoire que connaît l’Église ancienne n’est pas un développement purement terrestre, entièrement horizontal: elle s’achève par une ascension dans l’espace divin. De même, les réalités morales, les vertus, auxquelles aboutit le plus souvent l’allégorie prise au sens étroit, sont loin d’être étrangères à toute temporalité: ce sont des biens messianiques, qui relèvent donc de la catégorie du futur.

La dette des exégètes médiévaux à l’égard des Pères des six premiers siècles est immense. Des commentaires, comme ceux de Bède, sont tissés d’extraits de Jérôme et d’Ambroise, d’Augustin et de Grégoire, c’est-à-dire des grands héritiers latins de l’allégorisme d’Origène. Les générations successives se transmettent non seulement les interprétations, mais la méthode des quatre «docteurs de l’Église» d’Occident. Avec l’approche de la scolastique, on observe cependant une certaine évolution: on met davantage d’ordre dans la classification des différents sens de l’Écriture, et cela entraîne une modification du vocabulaire. Une formule fréquemment citée résume le nouveau système: «La lettre enseigne l’histoire, le sens allégorique ce qu’il faut croire, le sens moral ce qu’il faut faire, le sens anagogique ce qu’il faut espérer.»

À partir de la Renaissance, l’exégèse allégorique connaît des fortunes fort diverses. Les humanistes, férus d’Antiquité, de symboles et d’ésotérisme, se passionnent pour l’allégorèse païenne. En revanche, Luther et les Réformateurs sont sévères pour la doctrine des quatre sens de l’Écriture, accusée de ménager des échappatoires aux théologiens qui cherchent à fausser le message authentique de la Bible. L’exégèse allégorique conserve d’abord son crédit chez les catholiques. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, les grandes églises baroques et rococos d’Europe centrale lui doivent l’essentiel de leur iconographie. Cependant, l’expansion des Lumières et particulièrement les progrès de l’historicisme ont porté un coup fatal à l’allégorèse catholique. L’œuvre d’un abbé Tardif de Moidrey reste sans écho. Sans doute, un demi-siècle plus tard, Paul Claudel l’exhumera et, dans le second après-guerre, le renouveau patristique semblera rendre quelque audience aux exégèses chatoyantes d’un Origène ou d’un Ambroise. Ces efforts semblent sans lendemain. La réforme de la liturgie catholique qui a suivi le IIe concile du Vatican a retiré à l’allégorèse le lieu privilégié où elle trouvait ses images et ses symboles. La volonté de créer un langage religieux homogène et univoque, compréhensible par tous au même niveau, est incompatible avec les principes mêmes de l’exégèse allégorique.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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